Un abécédaire qui permet de voyager d’Agadir à Zell am See en Autriche en passant par Digne, l’Enfer, les Gobelins, Jussieu, Seattle, Toulouse et bien d’autres lieux voilà ce que nous propose Eliane Viennot dans son premier recueil de nouvelles, elle qui est spécialiste de Marguerite de Valois et du combat des femmes à travers les siècles.
Ces vingt-six récits déclinent des lieux, des ambiances, des sentiments, des relations familiales, des vagabondages du présent au passé. Des vies s’écrivent au fil de l’alphabet en cheminant dans les villes, les maisons et la beauté de la nature.
Un couple se voit très peu car elle doit traverser l’Océan pour le retrouver à Berkeley, instants de désir avant de nouveau la séparation.
Tu es assis dans la pénombre, le regard absorbé par les graphismes sur l’écran, les mains sur le clavier, le buste penché en avant. Soudain tu sens que je suis là. Tu n’es pas étonné. Tu te redresses en un instant vers le fond du fauteuil, tes mains saisissent les accoudoirs, ton sourire se met à briller, tes yeux se plissent. C’est pour ce moment-là que je traverse l’océan. Pour voir tes dents. Pour voir l’éclat soudain de ton visage, quand je suis devant toi. Pour voir tes yeux plonger dans les miens librement, résolument, indécemment, pendant que tes mains serrent un peu plus fort les bras de ton fauteuil. Délicieusement.
Les réunions familiales sont l’occasion de revivre les moments douloureux de l’abandon qui marquent toute une vie.
Ces éclats de mémoire au fil des récits nous renvoient à nos propres vies. Nous y retrouvons les relations avec la grand-mère, les cousins, la marque des secrets de famille qui s’insinuent au cœur de l’enfance : « Car elle ne parle pas, pour ne pas nous blesser, sans doute, du secret de ma mère. On est à Mizérieux, pourtant, on aurait le temps. Elle m’y prépare à sa façon. »
L’enfance a aussi du mal à côtoyer l’hypocrisie de la religion : « Dans quel cas peut-on tuer quelqu’un ? », demande-t-il sans crier gare. Mon sang ne fait qu’un tour, je lève le doigt. « Quand il est trop malade », dis-je, fière de moi. Je suis sûre de la bonne réponse, sûre que l’humanité a fini par résoudre un aussi douloureux dilemme – et que les copines le savent pas. Je pense à Tatan Rose, qui a tellement souffert, à Tonton Claude rendu muet par l’idée de la perdre, à Janie qui pleurait en évoquant sa mère, à Jacques découragé par son accablement, aux visages désolés de mes parents. Ils n’ont rien dit de très particulier, pour le dernier moment, mais j’ai entendu le mot soulager. C’est sûrement à cela qu’il pense, l’abbé Calvez, dans ce baraquement du lycée. Je n’y suis pas du tout : il me fusille des yeux, avant de prononcer, lentement, une phrase pleine de r et de mots blessants.
Ces strates du passé réapparaissent comme des photos écornées où des morceaux de souvenirs sont absents. La mémoire joue parfois des tours mais reste l’essentiel : « Je débarque à Folegandros au début de l’après-midi. Au sortir du bateau, on m’attend, comme prévu ; la vie vaut le coup d’être vécue. »
Nous voguons sur la mer Egée d’île en île. « Il n’y a pas de doute possible : nous sommes dans le pays dont les peuples anciens n’ont pas imaginé de paradis, puisqu’ils y habitaient, mais des dieux qui venaient sur terre : pour aider les vivants, soi-disant, ou les aimer, ou s’en venger, mais enfin pour vivre avec eux, dans leurs lieux, entre soi. Et qui n’ont pas pensé, non plus, que l’Enfer puisse consister en un autre malheur que vivre privé du soleil, de l’eau, de la vue des bateaux.«
Les Gobelins deviennent un lieu où l’amour émerge et Jussieu un espace où le militantisme rythme les études et la jeunesse des années 70.
Des femmes lisent Simone de Beauvoir et la Durance n’est pas loin. Les paysages et les sentiments s’entremêlent.
Seattle nous accueille avec ses trombes d’eau et dévoile le mont Rainier.
Le rêve, les non-dits nous mènent dans les méandres secrets des êtres. La délicatesse de l’écriture effleure les instants qui mis bout à bout écrivent toute une vie. On se retrouve dans certains passages où enfant l’on saute d’une botte de foin à l’autre dans une grange, dans les rancœurs vis-à-vis d’un frère à qui la mère a préparé le gâteau que l’on préfère…
D’un lieu à l’autre, d’un chapitre à l’autre, on se laisse emporter par cette musique qui nous est proche et réactive nos propres souvenirs.
Les récits d’Eliane Viennot sont très agréables à lire en nous ouvrant son album photos personnel.