Voici un livre sur l’histoire de la langue française qui va intéresser quiconque s’est déjà posé des questions sur l’origine d’une règle linguistique tellement choquante de nos jours que certain.e.s enseignant.e.s évitent désormais de l’énoncer telle quelle : la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin.
Qu’elle soit énoncée de manière concise et brutale, ou qu’elle soit enseignée à travers les détails de ses applications, il n’en demeure pas moins que cette règle est à l’œuvre et que tout le monde l’applique, tous les jours. On l’applique à chaque fois que « ils » (ou « les ouvriers, les directeurs, les patrons, les étudiants »…) sert pour désigner un groupe d’humains des deux sexes, quelle que soit la proportion de femmes ou d’hommes, ou tout simplement à chaque fois qu’il faut accorder au masculin pluriel un adjectif qui s’applique à plusieurs noms coordonnés dont au moins un est au masculin (par exemple quand on écrit « désir et peine éternels »). On l’applique aussi quand on utilise le masculin comme « neutre », par exemple lorsqu’une femme dit « vous êtes en colère, mais je le suis aussi ».
Lorsqu’on applique ces règles on a l’impression qu’elles vont de soi et qu’il en a toujours été ainsi, d’où l’intérêt du livre d’Éliane Viennot, qui montre qu’il n’en est rien. Elle retrace pour nous, dans un style alerte et accessible, leur riche et longue histoire pleine de tensions et résistances.
Or, donner accès au plus grand nombre à l’histoire de ces points précis de grammaire se révèle être un geste politique et subversif, susceptible de provoquer une brutale (et salutaire)prise de conscience.
Éliane Viennot nous apprend qu’on disait au XVIIe siècle, et même au XVIII e, « le cœur et la bouche ouverte à vos louanges », (page 66, accord de proximité), « une couturière demeurante rue Neuve-Saint-Sauveur » (page 73, accord des participes présents), « J’étais née pour être sage … et je la suis devenue » (page 81, accord des pronoms attributs)… Sans compter la profusion de formes féminines comme poétesse, doctoresse, capitainesse, défenderesse, demanderesse, doyenne, officière, financière, autrice, amatrice … dont certaines ont résisté jusqu’à nos jours malgré les condamnations répétées et virulentes des académiciens (100 % mâles), depuis la création de l’Académie. Cela nous rappelle que la langue française existait déjà depuis belle lurette, y compris sous forme écrite, bien avant la création de l’Académie.
Donner accès à des non-spécialistes, de manière plaisante, à tout un pan de l’histoire de la langue constitue en soi déjà un apport intéressant de ce livre. Mais Éliane Viennot ne se contente pas de raconter l’histoire, elle organise son ouvrage selon le fil conducteur d’une thèse qu’elle défend, et qui captive très vite lectrices et lecteurs. Selon elle, l’évolution du français dans le sens qu’on connait à présent, n’a pas été une affaire de linguistique ou de grammaire, mais une affaire de politique. Une entreprise misogyne, patiente, constante, au long cours, a fait en sorte que les usages du français soient mis en conformité avec une organisation patriarcale de la société, qui excluait les femmes de la citoyenneté et de la vie politique et culturelle, et telle qu’elles devaient apprendre très vite, dès l’accès au langage, qu’elles étaient en toutes circonstances subordonnées aux hommes. Éliane Viennot parle demasculinisation systématique de la langue et elle traque les grammairiens interventionnistes qui ont officié à partir du XVII e et jusqu’au XIX e siècle. Car au XIX e, avec l’aide de l’école démocratisée, ils sont enfin parvenus à anéantir les résistances que jusque-là les usager-e-s leur opposaient. C’est l’école républicaine qui a imposé des règles masculinisantes, à travers l’activisme souvent naïf de générations d’enseignant.e.s qui ignoraient tout de l’histoire des règles enseignées.
Le livre nous plonge dans une véritable enquête policière sur le terrain du langage, qu’on découvre avec plaisir, grâce à une écriture à la fois claire et érudite.
Pour défendre sa thèse, Viennot commence par repérer « le début des hostilités » (p. 38) contre les femmes de la Cour et les femmes de lettres (au tout début du XVII e siècle), elle passe en revue les résistances et les négociations sur le terrain de la langue, devenu champ de bataille symbolique ; elle met en miroir les régimes politiques, analyse la place des femmes dans les réseaux de pouvoir, dans la clergie, à la Cour, dans la République après 1789, etc. et elle met en lumière la cohérence des offensives masculinistes qui utilisent le langage pour renforcer sournoisement l’ordre de la domination masculine.
Le florilège des citations d’hommes de lettres et de grammairiens reproduites ici ou là a de quoi révolter les plus conservateurs et conservatrices de nos contemporain.e.s, comme par exemple les propos extrémistes de Sylvain Maréchal, militant politique et poète, auteur d’unProjet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes (1801) dont Éliane Viennot nous donne un aperçu : « Pas plus que la langue française, la raison ne veut qu’une femme soit auteur. Ce titre, sous toutes ses acceptions, est le propre de l’homme seul. » (p. 60) Mais les réactions et les protestations sont également évoquées et citées, et cela montre que les enjeux symboliques étaient repérés par les lettré.e.s et que les règles masculinisantes ne se sont pas imposées comme allant de soi.
Éliane Viennot conclut ce livre par quelques remarques sur les enjeux actuels : conclusion bien trop courte, tellement l’envie de se réapproprier la grammaire est grande, à l’issue de la lecture de cette enquête. Quelques pistes sont données pour renouer le fil de l’histoire du français (coupé par l’Académie), pour agir à nouveau sur notre langue de manière à ce qu’elle participe à la construction d’une société qu’on souhaite plus égalitaire et plus juste.
Cet ouvrage mériterait de figurer dans le programme de français au lycée. L’école a la mémoire courte, car elle enseigne les règles de la grammaire sans enseigner la moindre part de leur histoire, ce qui donne l’illusion qu’elles sont inhérentes à la langue française, et qu’il ne pourrait pas en être autrement. Or, justement, la lecture de ce livre redonne à celles et ceux qui pratiquent le français le pouvoir sur cette langue et les incite à poursuivre les luttes et les résistances passées, dont elles-ils ignoraient l’existence.
Osons écrire la suite !