Alice Durand, graphiste, a lu «Faite de cyprine et de punaises» de Lauren Delphe
Dans Faite de cyprine et de punaises, les punaises se font rares mais sont prétexte à consolation, les fluides abondent et donnent le ton : du sang sous les ongles quand (l’autre) amante rôde, du mascara dissous dans les larmes quand le cœur se resserre, tequila /gin /vodka pour nettoyer les plaies le temps d’une soirée.
Dans ce premier roman écrit à la seconde personne – la première souhaitait-elle se cacher ? –, entre ode au Dollarama (incontournable magasin montréalais de bibelots pas chers dont il est beaucoup question dans ce roman) et soap-opéra lesbien sur fond de précarité, l’amour sous condition prend forme d’abandon. L’abandon originel, de la part de parents validistes et lesbophobes, mais aussi tous ceux qui suivront, subis puis provoqués. Une fois le saboteur intégré, difficile de s’en débarrasser.
L’odeur des croissants tout chauds et des grasses matinées
D’abord, il y a Marcela, ex-abusive et narcissique dont on se souvient – malgré tout – avec émotion : la douceur du foyer partagé, les petits plats cuisinés, l’odeur des croissants tout chauds et des grasses matinées. En somme, des arbres qui cachent la forêt. Il y a ensuite Octavia, colocataire idéalisée et désirée que l’on pense ne pas mériter, planche de salut quand l’estime de soi plonge et que la solitude ronge, également inspiratrice des plus grands projets de sabotage : qui suis-je pour espérer susciter son intérêt ? Impensable qu’elle puisse m’aimer. Enfin, il y a les autres, rustines sur naufrage émotionnel auxquelles on s’accroche les soirs de dérive : celles qui sont juste là et que l’on ne retient pas.
Dans cette course effrénée, talonnée par une anxiété qu’elle refuse d’affronter, notre narratrice, objet de tous les rejets, pourra compter sur les meilleures citations d’une Monique Wittig érigée au statut de bible contre l’hétéronormativité d’ascendants défaillants et sur les poèmes d’une Sylvia Plath «se raccrochant aux verres de lait froid». Celle dont il est question, elle, se raccroche à quelques plats de frites arrosées d’alcool fort, plaisirs – fait rare dans le roman – solitaires.
Et puisqu’il est temps de conclure et d’abandonner à mon tour – non sans peine – cette héroïne singulière, je dirais que Faite de cyprine et de punaises est un livre qui aborde les préoccupations d’une génération désenchantée en perte de repères et d’identité, ce qui n’est pas sans rappeler l’œuvre de Sally Rooney, dans une version queer acidulée.