Voici un ouvrage qui tombe à pic, à l’heure où les vendeurs de jouets et les adeptes de la « Manif pour tous » voudraient nous faire croire que les petites filles aiment naturellement le rose, les petits garçons naturellement le bleu et qu’elles et ils évoluent donc forcément dans des sphères séparées. En analysant l’histoire du test de féminité dans les compétitions sportives, Anaïs Bohuon montre au contraire que les catégories femmes/hommes sont loin d’être simples à définir ; et que cette complexité engendre chez les différentes fédérations et comités – épaulés par une partie du monde médical et scientifique – des tentatives désespérées pour maintenir l’étanchéité entre ces deux catégories, de même que pour définir ce qu’est une ‘vraie’ femme. Le motif invoqué par toutes et tous, véritable leitmotiv du milieu, étant d’assurer l’équité entre les sportives. Laquelle équité implique de traquer les ‘fraudeuses’, c’est-à-dire soit des hommes qui se travestiraient en femmes pour gagner (puisque ‘forcément’ les uns sont plus forts que les autres), soit les femmes qui, à leur corps défendant… n’en seraient pas.
Dans une première partie, Anaïs Bohuon retrace les débats qui ont agité la France au XIXe siècle, et plus particulièrement à la fin de ce siècle, sur le bien-fondé ou non de la pratique du sport pour les filles et les femmes – débats où les médecins tiennent un grand rôle et qui sont loin d’être théoriques. On discute notamment du rôle des activités sportives pour assurer la vigueur des femmes, gage (pour certains) d’une ‘vitalité féconde’ et d’un renouvellement des générations, bien nécessaire après la défaite de 1870. On s’attache aussi à définir quel type de sport convient aux femmes (bicyclette or not bicyclette ?). Cependant, comme le souligne très bien l’autrice, dans quelque camp qu’ils se trouvent, tous les hommes qui se prononcent ont la même volonté de contrôler le corps des femmes et tous, notamment, redoutent l’effet ‘virilisant’ du sport. Enfin, Anaïs Bohuon fournit des dates et des chiffres très instructifs sur la création et la multiplication des sociétés sportives féminines au début du XXe siècle, qui révèlent bien l’engouement des femmes pour de nombreux sports et la volonté de certaines de figurer dans les compétitions internationales telles que les jeux olympiques – volonté qui se heurte à de très grandes résistances de la part du monde sportif masculin.
La deuxième partie est consacrée à l’histoire de la mise en place des tests de féminité, dont l’origine se trouve dans la suspicion générée – dès les années 1930 – par certaines athlètes dont les performances et l’apparence physique bousculent les normes de la féminité. Parmi les nombreux exemples d’athlètes ‘suspectes’ cités par l’autrice figurent des intersexes (vrais ou supposés tels), des femmes ayant postérieurement changé de sexe, ainsi que le seul cas avéré d’un homme ayant délibérément fraudé pour concourir avec les femmes et augmenter ainsi les chances de l’Allemagne nazie de gagner des médailles. Anaïs Bohuon montre aussi qu’à cette époque, les soupçons sur la féminité de certaines athlètes sont souvent mélangés avec des soupçons de dopage, en particulier la prise de testostérone, destinée à améliorer les performances des femmes. Il est un peu dommage que cette partie ne soit pas plus développée, notamment en ce qui concerne l’ampleur du dopage et ses conséquences physiques pour les femmes (et les hommes !) qui le pratiquent.
Le premier test de féminité, mis en place en 1966, consiste en un examen gynécologique et morphologique fait par un ‘collège d’experts indépendants’. Humiliant – notamment parce qu’il est fait de manière collective – et donc générateur de nombreuses plaintes, cet examen est remplacé l’année suivante par le test du corpuscule de Barr. Il s’agit cette fois de détecter dans toutes les cellules, de manière assez simple et rapide, la présence d’un deuxième chromosome X, soit la formule que l’on attend chez une femme ‘classique’. Mais au fil des années la fiabilité de ce test est remise en cause par une grande partie du monde scientifique et médical et en 1991 il est remplacé par la méthode dite « PCR/SRY ». Cette technique permet, quant à elle, de détecter la présence du gène SRY, localisé sur le chromosome Y, et qui est censé contrôler la détermination du sexe mâle. Comme le souligne l’autrice, la mise en place de ces différents tests a au moins un effet notable : celui de faire découvrir au monde sportif le phénomène de l’intersexuation,
ainsi que la difficulté à définir une ‘vraie femme’.
Cette définition impossible est l’objet de la troisième partie où Anaïs Bohuon analyse d’abord les réponses données par les médecins du sport sur ce qu’elles ou ils entendent par ‘vraie femme’ et sur les critères qui sous-tendent leurs approches de cette question. Embarrassées ou confuses, leurs réponses se rejoignent cependant sur la nécessité de maintenir une ligne de partage entre les sexes, pensée qui se résume au fait que « les avantages physiques et physiologiques des athlètes féminines doivent rester irréductiblement inférieurs à ceux des hommes ». Cette analyse la conduit à s’interroger, à travers plusieurs exemples, sur la notion « d’avantage physique » et sur les classifications (le poids, l’âge, les handicaps et le sexe) censés assurer l’équité entre les participant·e·s à une compétition ; classifications qui aboutissent parfois à de véritables casse-têtes pour les instances sportives. La prise en compte des athlètes trans par le monde sportif est ensuite examinée, puisque depuis le milieu des années 1970, plusieurs sportives transexuées ont demandé à concourir dans des compétitions internationales. On apprend là que ces athlètes sont souvent reçues avec hostilité par leurs compétitrices qui se revendiquent comme « femmes authentiques » ou « femmes biologiques » ; et qu’il a fallu attendre 2004 pour que le Consensus de Stockholm, établi par un panel d’experts pour le Comité international olympique (CIO), fixe les conditions auxquelles les trans peuvent concourir dans la catégorie femme. Des conditions qui, comme le souligne Anaïs Bohuon, posent de nombreux problèmes tant sur leur fondement biologique que du point de vue éthique et juridique ; sans parler du fait que, si l’on suit ce consensus, une athlète trans XY peut être admise à concourir là ou une athlète intersexe XY dont le sexe de naissance est féminin sera rejetée… Quand on vous disait « casse-tête » !
La dernière partie est consacrée à la question éthique soulevée par l’intersexuation dans le monde sportif. On y apprend que le test de féminité a été aboli officiellement en 2006 par le CIO, après de longues tergiversations… mais que, si des doutes ‘visuels’ existent sur une athlète, un recours peut être fait, soit par une autre concurrente, soit par une instance sportive. Anaïs Bohuon rappelle le cas douloureux de Caster Semenya, championne du monde du 800 m féminin en 2009, obligée de subir des tests pour déterminer son identité sexuée et jetée en pâture aux médias – qui ne se gênèrent pas pour publier des commentaires désobligeants sur son apparence physique. Cette même année 2009, le champion du monde du 100 m et du 200 m, Usain Bolt s’attira quant à lui des commentaires très louangeurs pour avoir pulvérisé tous les records de sa spécialité, sans qu’aucun doute ne soit émis sur sa ‘normalité’. Démonstration magistrale du principe selon lequel, pour les esprits du XXIe siècle, il est toujours anormal et très suspect d’être une femme exceptionnelle, alors qu’être un homme exceptionnel est normal et ne mérite que des louanges… L’autrice propose enfin, en s’appuyant sur plusieurs exemples de ‘cas suspects’ originaires de pays non occidentaux, l’idée selon laquelle les suspicions des autorités sportives sur le sexe de certaines athlètes s’inscrit en fait dans un contexte plus global d’oppositions ‘Nord/Sud’. Sans vouloir nier que cette dimension peut avoir une certaine importance, cette approche ne m’a cependant pas parue très convaincante. De fait, ce sont les femmes en tant que catégorie, et ce de quelque origine qu’elles soient, qui sont toujours l’objet de ‘vérifications’ et potentiellement d’humiliations. Une analyse plus genrée pointant notamment le fait que les instances dirigeantes du sport sont, comme celles du monde politique, quasi exclusivement masculines, serait donc, à mon sens, plus pertinente.
Au final, il s’agit d’un livre très intéressant et riche d’informations, qui montre que le monde sportif est un excellent révélateur non seulement des difficultés que pose l’organisation binaire femmes/hommes de la société mais aussi des efforts infinis que déploient ses décideurs, dans quelque domaine que ce soit, pour tenter de l’imposer envers et contre tout ; et surtout aux dépens, parfois dramatiques, des personnes qui ne rentrent pas dans l’une ou l’autre de ces deux catégories.