Le candidat présidentiel Ulysse Riveneuve met la France en émoi en proposant d’abolir la mention du sexe à l’état civil. C’est ce qu’imagine Thierry Hoquet dans son conte philosophique «Sexus nullus»
«Car lorsqu’on dit monsieur ou madame, en réalité on ne prend en compte que la partie – braquemard ou vulve! «Bonjour Braquemard!», «Merci Vulve!» Avouez, mes chères compatriotes, qu’il s’agit là d’une bien étrange politesse!» Ainsi Ulysse Riveneuve, candidat à la présidence de la République française, harangue-t-il ses auditeurs lors de son premier discours public, le 13 juin d’une année qui n’est pas précisée, mais qui, à vue de nez, est probablement 2016. Des élections se préparent en effet pour désigner le successeur d’un président socialiste qui, par un glissement patronymique assez goûtu, est appelé ici «François Gouda».
Et si… Et si on cessait purement et simplement d’inscrire le sexe de chaque personne à l’état civil, se demande l’épistémologue Thierry Hoquet dans Sexus nullus , conte philosophique, mi-utopique, mi-satirique, paru ces jours aux Editions iXe. «Bien sûr, il y aura toujours des individus à pénis, des individus à vagin et des individus qui échapperont à toute identification. Mais pourquoi l’afficher? Au nom de quel étrange fétiche les individus doivent-ils porter leurs génitoires en sautoir? La République a-t-elle besoin de s’immiscer dans l’aine des citoyens et de les contraindre à proclamer leur anatomie? Finissons-en avec la République des parties!» poursuit le candidat Riveneuve – dont le programme électoral tout entier tient en cette unique proposition.
Soit. Mais qu’est-ce que cela changerait dans la vraie vie? «A priori, il s’agit d’une petite simplification administrative, d’une modification de rien du tout», concède l’auteur au téléphone. Mais rien n’est simple lorsqu’on évoque le sexe et sa place en société. Philosophe des sciences, spécialiste de Darwin et des approches biologistes de la différence sexuelle, inventeur de la notion d’«alternaturalisme» ( LT du 28.03.2015), Thierry Hoquet est bien placé pour le savoir. «J’en ai fait l’expérience en préparant ce livre. Evoquez cette idée – l’effacement de la mention du sexe à l’état civil – avec n’importe qui et vous verrez aussitôt une masse incroyable de fantasmes se déverser sur vous. On vous dira que c’est l’effacement de la différence, l’hermaphrodisme, le neutre… Ce dont je me suis rendu compte, c’est que cette idée en apparence anodine ne passe pas: tout de suite, c’est la panique. Car les gens réagissent en imaginant des conséquences qui vont bien au-delà de l’aspect administratif.»
L’auteur décide d’écouter ces résistances effarouchées et de les prendre au mot. «Comme Ulysse Riveneuve, je joue sur deux tableaux. D’un côté, je fais comme si ça n’allait rien changer: du point de vue juridique ou notarial, par exemple, on pourrait très bien supprimer la mention du sexe dans les documents officiels sans aucune conséquence. En même temps, le pari consiste à dire que cette mesure administrative pourrait tout changer. Par l’ensemble des questions qu’elle pose, il s’agit potentiellement d’une mutation sociétale, révolutionnaire, anthropologique.» Il s’agit d’abandonner «la fixation binaire dans les destins qu’on crée pour nos enfants». Votez Riveneuve – et «tous les enfants seront élevés sans distinction de sexe». Dans la foulée, toutes les autres formes d’inégalité pourraient s’en retrouver affectées: ce serait «le premier pas d’une grande remise à plat»…
Le livre décrit la marche du héros jusqu’au sommet de l’Etat et s’arrête là, au seuil des métamorphoses sociétales en cascade qui s’ensuivraient. Le récit voit, pour l’essentiel, le candidat Riveneuve se confronter aux résistances de plusieurs catégories professionnelles et de différents courants de l’opinion. Comme les avocats et les notaires, les médecins sont assez vite convaincus. Les philosophes et les anthropologues sont plus coriaces: pour eux, «le déni de la différence des sexes signait purement et simplement la fin de toute pensée», car l’opposition entre mâle et femelle ne serait rien de moins que la matrice de notre capacité à distinguer les choses entre elles…
Les opposants les plus hauts en couleur sont ceux que Thierry Hoquet dépeint sous l’appellation «néo-viriliste»: une communauté improbable, mais somme toute pas invraisemblable, d’hétérosexuels revendiquant «une identité masculine forte, à base de testostérone», et de gays qui conspuent le «mariage pour tous» en estimant qu’«encouplés, les homos étaient devenus franchement rasoirs, de vrais bonnets de nuit qui ne sortaient plus, ne baisaient plus et passaient leurs week-ends à Disneyland avec leurs mioches». Gays ou hétéros, ces néo-virilistes «avaient fondé des camps retranchés en Auvergne», où ils «menaient une vie simple et sauvage, au plus proche de la nature», en débardeur blanc et pantalon de camouflage, ou carrément tout nus.
La résistance à l’effacement du sexe à l’état civil vient aussi de ceux qui considèrent la réduction des stéréotypes de genre comme anti-aphrodisiaque. L’auteur s’amuse à parodier une essayiste notoire, dont le nom est transformé pour l’occasion en «Marcella Incube», qui défend «le droit au machisme des hommes, car seuls ceux qui s’en prévalaient comprenaient réellement le désir profond des femmes d’être humiliées et d’atteindre l’abjection». D’autres adversaires accusent le candidat Riveneuve de vouloir «un monde asexué, un monde où l’on ne saurait plus aimer, un monde d’anges».
Comme toutes les autres, cette objection est balayée: «Les pulsions, les instincts sont plus forts que l’ordre social. Demain comme aujourd’hui, les individus sauront se trouver», lit-on dans la bouche d’une alliée de Riveneuve. L’égalité, ennemie du désir? «Au contraire, c’est la pré-organisation des différences par le régime du genre qui pose problème: c’est elle qui exclut des possibilités, qui étouffe des désirs», commente Thierry Hoquet au téléphone. Surtout, loin de faire régner l’uniformité, «l’effacement des sexes de l’état civil fera surgir mille différences: mille et mille différences qui ne seront plus rabattues sur une dualité», comme le proclame le manifeste du candidat Riveneuve.
Le philosophe se ferait-il lui-même politicien pour promouvoir cette cause? Thierry Hoquet deviendrait-il Ulysse Riveneuve? «Ce livre est déjà un moyen d’intervenir en lançant l’idée sur la scène publique. C’est aussi une manière de me fantasmer en lui – un personnage qui serait saisi tout à coup par le mouvement historique.»
En fait – détail troublant –, Thierry Hoquet a déjà été Ulysse Riveneuve… «C’est un pseudonyme sous lequel j’ai écrit deux romans au début des années 2000. Je l’ai repris pour en faire mon personnage. Je ne dis pas que je suis spécialement fier de ces deux livres-là: c’est le passé. Mais ça m’a amusé de renouer ce fil.»