Vers la lumière
Défaisant la sidération qui l’a longtemps retenue au seuil du premier viol, puis livrée à la perversion du monde adulte, Souad Labbize accompagne, avec courage et tendresse, l’enfant qu’elle a été « vers la lumière ».
Par Ritta Baddoura
L’Orient littéraire, n° 156, juin 2019
L’Orient littéraire, n° 156, juin 2019
La petite Souad, enfant de neuf ans, et Souad l’adulte, romancière, poétesse et traductrice littéraire, se sont donné la main. Il fait noir et elles osent à peine se regarder. Pendant plus de quarante ans, chacune d’elles a erré dans un lieu où elles se frôlaient sans se retrouver, labyrinthe où peut-être le monstre voleur d’enfance, arpente encore les méandres englués. Souad trouve le chemin jusqu’à l’enfant qu’elle a été, trahie par les adultes et leurs lois, désavouée par sa mère, puis son père, et tous ces autres qui détournent d’elle leur regard et dénient l’éventualité-même du viol. Enfin, la petite et la grande ont trouvé le couloir secret où les mots poussent hors de la tête et de la gorge, et peuvent aujourd’hui se prendre par la main.
Dans Enjamber la flaque où se reflète l’enfer, Souad Labbize livre un récit essentiel dont la teneur oppose à l’emprise de la fêlure ancienne, un réel élan : autrement fondateur, en mouvement, réparateur et porteur de sens, par-delà le traumatisme. Son récit est remarquable : Par son courage et son intégrité. Par sa poésie qui accompagne la douleur, sans chercher à masquer, enjoliver ou tempérer. Par sa volonté extraordinaire d’aller au bout du silence geôlier, afin de dire le viol.
C’est peu dire que de confier qu’il est difficile de lire son ouvrage, encore plus de tenter d’écrire à son sujet, alors même qu’il recèle des trésors de résistance et de possibles repères pour aborder l’univers littéraire et la langue d’écriture de l’intellectuelle Labbize. Comment alors imaginer approcher ce que cela a pu être pour Souad Labbize d’écrire son histoire et la confier à la sororité de la prose et de la poésie ? Comment envisager ce qu’il a fallu de ressources pour mener à bien cette reconquête de son enfance, de son corps de fille puis de femme, et de sa mémoire ?
Le mot courage accompagne la lecture de ce récit : celui incommensurable déployé à chaque mot par Souad Labbize pour avancer dans cette écriture. Courage, compassion, générosité. Car sa plume s’adresse à toute lectrice, à tout lecteur, témoins aveugles ou voyants, proies données ou potentielles, voire violeurs en série ou en herbe. L’enfant de neuf ans n’a jamais renoncé à trouver la lumière et l’émancipation. Cette mise au jour du secret, cette parole qui parvient jusqu’au présent et jusqu’à nous, sont d’une clarté violente et totale. Après l’épreuve du feu, ce rayonnement devient halo triomphant. Souad Labbize déplace en vérité des montagnes : celles intérieures et intimes, ainsi que celles psychiques, sociales et politiques. Elle renouvelle les règles du jeu, par l’intercession de l’écriture, autrice de son devenir.
BIBLIOGRAPHIE
Enjamber la flaque où se reflète l’enfer : Dire le viol de Souad Labbize, édition bilingue français-arabe traduite du français par Roula Sedki sous la supervision de Souraya Fili et la révision de Salpi B. Sariyan et Souad Labbize, éditions iXe, 2019.